vendredi, 23 décembre 2011
Alors que beaucoup s'interrogent sur l'activisme diplomatique du Qatar depuis le début du Printemps arabe, voici l'enquête que Christophe Boltanski et moi-même avons publiée dans "le Nouvel Observateur" du 22 décembre.
Nicolas Sarkozy peut être parfois cruel avec ses amis. C'est avec l'émir du Qatar qu'il a préparé dans le plus grand secret sa guerre contre Kadhafi. Avec lui encore qu'il a armé et encadré les rebelles. Mais, quand le président français décide de célébrer la chute du dictateur libyen à Tripoli, le 14 septembre, il emmène ses deux autres complices, le Premier ministre britannique David Cameron et l'intellectuel Bernard-Henri Lévy. Son grand allié arabe, lui, est exclu de la fête. Le souverain qatari «était furieux», se souvient un responsable français.
Pourquoi cette rebuffade ? Hamad ben Khalifa al-Thani, qui se considère comme le vrai architecte de la révolution, aurait voulu être le premier à fouler le sol de la Libye libre. N'a-t-il pas tout donné à la cause ? Une télévision, des monceaux d'armes, de l'argent à profusion, des Mirage, même ses forces spéciales ? Et aux Occidentaux, une caution arabe ? Et pourtant, en ce jour de gloire, Nicolas Sarkozy prend le risque de mécontenter celui qui fut depuis les premiers jours du quinquennat son principal partenaire dans la région. Pis, il prend ouvertement ses distances avec lui.
A l'Hôtel Corinthia, siège du nouveau pouvoir libyen, lors d'une réunion à huis clos, il met en garde les dirigeants de la rébellion. « Ne vous laissez pas faire par les Qataris. Il ne faut pas qu'ils vous imposent leur agenda », lance-t-il à ses hôtes surpris, Moustapha Abdeljalil, président du Conseil national de Transition, et son Premier ministre, Mahmoud Djibril. Avant d'ajouter : « Personne d'autre que les Libyens ne sont chez eux en Libye. » Une réponse à l'émir qui, au nom de son appui militaire et financier, s'était cru autorisé à dire, tel un vice-roi : « Je me sens chez moi en Libye. »
En coulisse, le Qatar a joué et joue encore un rôle clé - certains disent exorbitant - dans le « printemps arabe ». « C'est un cas unique ! s'écrie Bernard-Henri Lévy. Nous avons assisté à la naissance d'une puissance régionale de la taille d'une tête d'épingle. » De Tripoli à Tunis, en passant par Le Caire ou Damas, cet émirat du Golfe à peine plus grand que la Corse est intervenu sur tous les fronts. Dans quel but ? La question hante les chancelleries. Etrange de voir cette monarchie absolue oeuvrer au triomphe de la démocratie. Plus intrigant encore : par qui veut-elle remplacer les tyrans d'hier ?
Derrière cet activisme tous azimuts, il y a un homme : l'émir Al-Thani, arrivé sur le trône en 1995 après avoir déposé son père. Un jeune souverain obnubilé par l'invasion irakienne du Koweït, cinq ans plus tôt, et convaincu de la nécessité de faire exister son pays sous peine de disparaître. « Il a compris qu'il était dangereux de rester anonyme, surtout avec deux voisins puissants, l'Iran et l'Arabie Saoudite, qui rêvent de vous avaler ! explique David Roberts, de la branche qatarie du Royal United Services Institute, un centre de recherche londonien. A l'époque, le Qatar, tout juste sorti du giron britannique, était surtout connu pour être... inconnu. »
Afin de mettre son royaume à l'abri, l'émir cherche à s'attirer les bonnes grâces de tout le monde au prix de multiples contorsions : les Américains d'abord, auxquels il offre la plus grande base aérienne hors des Etats-Unis. Israël ensuite, avec qui il noue, cas unique dans le Golfe, un début de lien diplomatique. Les islamistes, enfin, des plus modérés aux plus radicaux, qu'il finance et accueille dans ses palaces. Tous les tenants d'un islam politique, du leader du Hamas, Khaled Mechaal, au chef du parti tunisien Ennahda, Rached Ghannouchi, ont été un jour ses invités. « Ici je peux défendre ma cause sans contrainte, dit Abassi Madani, le fondateur du FIS algérien réfugié à Doha depuis sa sortie de prison en 2003, souvent reçu au palais. Le Qatar m'assure une liberté d'action et une large couverture médiatique internationale. »
Cette presqu'île sableuse est devenue une formidable tribune.
Pour rayonner, rien ne vaut une chaîne d'information mondiale. Au coeur du dispositif de promotion de la marque Qatar se trouve un vaste complexe protégé comme une caserne. Seule ou presque dans le monde arabe, Al-Jazeera, la télévision créée par l'émir dès la première année de son règne, ouvre son antenne aux opposants de tout poil et autorise les débats les plus vifs. Une liberté de ton qui encourage l'esprit critique de toute une jeunesse et exaspère les autocrates.
Quand le « printemps arabe » commence, les Qataris disposent de tous les moyens pour tenir enfin le premier rôle. Un média vu par 50 millions de téléspectateurs, des coffres pleins de pétrodollars et des contacts privilégiés parmi les futurs révolutionnaires. « Ils ont aussi bénéficié d'un vide politique, de l'effacement des grands pays arabes sur la scène régionale», souligne Bassma Kodmani, du Conseil national syrien, la plate-forme de l'opposition à Bachar al-Assad. « L'émir n'est pas un grand démocrate, ironise un diplomate, mais il a été parmi les premiers à comprendre qu'il fallait être du bon côté de l'histoire. »
Hosni Moubarak va être sa première cible. Un vieux confit oppose le raïs au souverain qatari. Lors du putsch familial de 1995, les gardes égyptiens qui assuraient la protection du père de l'émir actuel se sont battus jusqu'au bout. « Le fils, Al-Thani, a cru qu'ils obéissaient aux ordres du Caire », raconte un bon connaisseur du dossier. De son côté, Moubarak ne supporte pas la concurrence du Qatar qui, sur le terrain diplomatique, multiplie les missions de bons offices au Liban ou au Soudan. Dès les premiers rassemblements place Tahrir, au Caire, Al-Jazeera prend le parti de la contestation. Dans l'enthousiasme du moment, ses journalistes gonflent outrageusement le nombre des manifestants. Son prédicateur vedette, l'Egyptien Youssef al-Qaradawi, exilé à Doha depuis un demi-siècle et qui anime la très populaire émission « la Charia et la Vie », incite même les foules à renverser le «pharaon ».
La chaîne se défend d'être au service du palais, son unique propriétaire. « Nous ne sommes pas le bras armé de la diplomatie qatarie, assure Mustapha Souag, le nouveau directeur d'Al-Jazeera. On ne se coordonne pas, on ne reçoit aucune instruction, mais il est vrai que notre couverture coïncide souvent avec l'action extérieure du Qatar. » Pourtant, comme le révèle un télégramme américain publié par WikiLeaks, l'émir ne se cache pas en petit comité d'utiliser sa télévision à des fins politiques. En janvier 2010, devant ses pairs du Golfe, il reconnaît qu'Al-Jazeera lui sert d'outil pour ménager Al-Qaida. Comment ? La chaîne relaie les communiqués du groupe terroriste.
Après la chute du raïs égyptien, les Qataris s'enhardissent. Fini le soft power. Contre Kadhafi, ils basculent dans la guerre avec d'autant plus d'enthousiasme qu'ils connaissent et hébergent ses principaux opposants. Ils deviennent les mécènes de la rébellion, règlent ses factures, assurent sa logistique et lui offrent un formidable outil de propagande, une télévision clés en main, Libya al-Ahrar. Ils la confient à un Libyen proche du souverain, Mahmoud Chamman, membre du conseil d'administration d'Al-Jazeera. Un futur ministre de l'Information du Conseil national de Transition.
Depuis une grande maison blanche anonyme, à l'entrée du souk de Doha, gardée par des policiers, la chaîne couvre l'ensemble du territoire libyen. « L'émir paie les salaires des 60 collaborateurs venus de toute la planète. Ils logent gratuitement dans un hôtel cinq étoiles, dit sa directrice, Huda al-Serari. Nous étions en contact permanent avec les troupes rebelles. En vue de la prise de Tripoli, nous avons relayé les consignes du CNTet de l'Otan à l'adresse des habitants de la ville. »
Plus surprenant encore, Doha se joint aux opérations de l'Otan.
Dans la coalition, il faut des partenaires arabes. Hanté par le fiasco irakien, Washington l'exige. Tout le monde s'est défilé, Egyptiens en tête. Restent les confettis du Golfe, les Emirats arabes unis et le Qatar. Dans le ciel, leur participation aux bombardements demeure symbolique. L'émir Al-Thani ne peut envoyer que six Mirage, la moitié de sa flotte. « Ils ont effectué de très rares opérations de frappe à partir de la base de La Sude, en Crète », dit-on côté français. Les pilotes qataris formés dans l'Hexagone ne sortent qu'en binôme, avec leurs alter ego français qui éclairent leurs cibles.
A terre, en revanche, leur action clandestine est déterminante. « Dans cette guerre de l'ombre, le Qatar a effectué les tâches que nous ne pouvions pas officiellement accomplir», dit un responsable occidental. «On aime prendre des risques. On était prêts à faire tout ce qu'on nous demandait», confirme Salman Shaikh, ex-conseiller politique de cheikha Mozah, l'épouse de l'émir. Le chef d'état-major de l'émirat, le général Al-Attiyah, a reconnu lui-même que des centaines de soldats qataris avaient été déployés aux côtés des rebelles. « Ils les ont vraiment épaulés, surtout au début, quand ils les ont vus battre en retraite. Ils leur ont appris à tenir leurs positions», dit-on à Paris. Dans les forces spéciales qataries se glissent aussi des agents français et britanniques. « Dans le lot, on trouvait des «Maurice du Qatar» et des «Robert de Doha» », ironise un haut responsable français.
Mais les Qataris vont entraîner leurs alliés dans un jeu dangereux. Ce sont eux qui arment les rebelles et pas n'importe lesquels. Ils privilégient presque toujours les chefs islamistes les plus radicaux. Notamment, le djihadiste repenti, Abdelhakim Bel Hadj, proche par le passé d'Al-Qaida, qui a trouvé refuge avec ses hommes dans le djebel Nafoussa, et un autre chef extrémiste, Ismaïl Sallabi, retranché en Cyrénaïque. Pourquoi eux ? «Parce qu'ils les connaissent depuis longtemps », souligne un diplomate. Ici, comme ailleurs, l'émir choisit d'aider les courants religieux. « Il a compris que ces gens-là avaient le vent en poupe », explique-t-on de même source. Cet islamiste high-tech partage avec ses affidés une même vision du monde.
Paradoxe : le matériel militaire livré à ces insurgés très controversés est acheté par l'émirat à la France. Pis encore, ce sont des gros-porteurs français qui se chargent du largage. Un tour de passe-passe effectué avec la bénédiction de Sarkozy. Dans la précipitation de la guerre, l'Elysée a-t-il péché par naïveté ou par cynisme ? En tout cas, sur le terrain, ces livraisons d'armes sélectives font hurler. D'autant que l'aide de l'émirat se poursuit après l'arrêt des combats. « Le général Al-Attiyah a continué de rendre visite à ses protégés avec son petit avion, à la colère des autres Libyens », raconte un officiel européen. A la fin des hostilités, il tient même à présenter Bel Hadj aux chefs militaires français et britanniques, comme s'il voulait le faire adouber. Mais cette fois, ses interlocuteurs occidentaux sont très méfiants. Avant la réunion, Benoît Puga, chef d'état-major particulier de Sarkozy, s'est muni de la fche DGSE de l'ex-djihadiste.
Le doute s'installe à Paris comme à tripoli sur les intentions qataries.
Fin octobre, le Premier ministre du CNT, Mahmoud Djibril, démissionne et critique l'ingérence de Doha. Son ambassadeur à l'ONU va plus loin. « Le Qatar donne de l'argent à des partis islamistes et essaie de dominer la Libye », dénonce-t-il. Incroyable retournement. L'allié du Golfe jusque-là considéré comme le sauveur au point de voir son drapeau hissé brièvement sur les ruines de Bab al-Aziziya, la caserne de Kadhafi, se retrouve sur le banc des accusés.
La charge est reprise en choeur par les autres révolutionnaires arabes. Partout, le soutien des Qataris au camp islamiste soulève la même inquiétude. A Tunis, on va jusqu'à manifester contre la possible venue de l'émir. La raison ? «Il a inondé en sous-main Ennahda d'argent pour lui permettre défaire une campagne à l'américaine», affirme-t-on à Paris. En Egypte, les militaires toujours au pouvoir interdisent les financements des partis et des associations par l'étranger. Le but caché ? Endiguer les pétrodollars qataris qui affluent dans les caisses des Frères musulmans. La mesure permet de saisir une « bonne centaine de millions, raconte un familier du dossier. Gageons qu'une somme bien plus importante est passée entre les filets ».
Du fait de ses liaisons dangereuses et de ses ambitions démesurées, le petit Qatar qui voulait être aimé par tout le monde se découvre tous les jours de nouveaux ennemis. Qu'importe. Il veut rester le deus ex machina du « printemps arabe ». Son nouveau champ de bataille ? La Syrie. A la Ligue arabe, il mène l'offensive diplomatique contre le régime d'Al-Assad. Et à la frontière turque, il prépare la guerre. Fin novembre, l'émirat a expédié auprès des rebelles de l'Armée dite « de la Syrie libre » Abdelhakim Bel Hadj, encore lui. Afin de les faire profiter de son expérience et de tisser des liens pour l'avenir.
CHRISTOPHE BOLTANSKI et (à Doha) VINCENT JAUVERT
Blog Affaires Etrangères de V Jauvert
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