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TGE : les maîtres du jeu
janvier 28th, 2012
Sébastien est un collaborateur débordé. Rattaché à la branche «
banque
» du n°
3 mondial de la bancassurance, il est en charge du projet «
dépendance
2020
» dont l’objectif est de créer une gamme de produits destinée aux plus de 60
ans qui souhaitent s’assurer contre la «
perte de dépendance
», pour reprendre le jargon en usage qui définit ainsi différentes formes de sénilité.
Afin de faire aboutir ce projet, Sébastien doit coordonner et faire travailler ensemble, sur un mode non hiérarchique, des services ou départements aussi divers que l’actuariat, la direction des services informatiques, la direction commerciale, sans oublier le marketing, les RH, la formation… bref, un véritable casse-tête
!
Las
! À moins de deux mois du lancement de la gamme des produits dont il a la charge, Sébastien apprend incidemment que la branche «
assurances
» de son groupe prépare un projet similaire, devant être lancé au même moment. D’où réunions, conflits internes, problèmes d’ego et de préséance dus au fait que la branche «
banque
», rachetée il y a 5
ans, a toujours été considérée comme le parent pauvre du groupe… en résumé, des milliers d’heures de travail effectuées en pure perte pour arriver à la conclusion que le système d’information, pourtant refait à neuf, ne permet pas de visualiser et de coordonner effectivement les projets du groupe. D’où demande de modification du système, etc.
On pourrait développer cet exemple ad nauseam. Il semble sans doute familier à ceux qui travaillent dans une TGE (très grande entreprise), où les dysfonctionnements de ce type sont légion. Quels enseignements en tirer
?
Cronos
Les structures comportant plusieurs dizaines de milliers, voire plusieurs centaines de milliers de collaborateurs ne datent pas d’aujourd’hui. Mais, jusqu’à une date récente, elles comportaient une caractéristique commune
: elles émanaient quasiment toutes de l’État. À ce titre, elles ne s’étaient pas construites en un jour mais, strate après strate, à l’issue d’un processus qui s’était déroulé sur plusieurs dizaines d’années, voire plusieurs siècles.
Cet échafaudage lent, cette sédimentation par étapes, générait certes des lourdeurs, «
n’optimisait pas la productivité
», pour employer une expression contemporaine, mais garantissait une pérennité, une efficacité minimale qui permettait, à travers l’établissement de routines, d’assurer stabilité et continuité.
Rien de tel avec les TGE. Ce n’est d’ailleurs par leur rôle. Fruits du capitalisme financier, elles grandissent à coups de fusions-acquisitions-regroupements à une vitesse sans cesse croissante. À l’exception de la tête – nous y reviendrons plus loin – leur structure est constamment en phase de réorganisation-restructuration. En un mot, leur vitesse de croissance, d’évolution et de transformation est, dans la plupart des cas, supérieure aux capacités d’adaptation de la plupart des individus qui la composent.
Pas étonnant, dans ces conditions, que ces mêmes individus soient stressés et démotivés, et ce quelle que soit leur fonction
: employés, cadres intermédiaires ou cadres supérieurs (nous laissons de côté, pour l’instant, la question des dirigeants). Ils ne savent plus à quel saint se vouer, de quoi sera fait le lendemain, doivent constamment améliorer leur performance et contribuer à générer plus de cash à «
iso-personnel
», pour employer un terme de novlangue fort en usage, tout en suppléant l’absentéisme de leurs collègues ou collaborateurs qui craquent sous la pression.
On pourrait allonger cette liste sur plusieurs paragraphes. En résumé, sur le plan humain, le système est constamment au bord de la rupture et tient en combinant pressurage de l’encadrement intermédiaire, pompage dans le réservoir inépuisable de stagiaires qui pallient les absences ou le sous-effectif structurel des employés, recours aux «
auto-entrepreneurs
» qui sont, le plus souvent, d’anciens collaborateurs chassés de l’entreprise pour y être réintégrés fort temporairement et au coup par coup, en fonction des projets en cours, enfin acceptation d’un turn-over élevé, ce qui ne pose pas de problème particulier vu la masse de chômeurs qui se pressent à la porte.
Présenté ainsi, le système semble particulièrement inefficace. Sur le plan humain, il n’aboutit qu’à broyer les individus, «
dévorés
» l’un après l’autre par l’entreprise, comme Cronos-Saturne dévorait ses enfants. Plus l’entreprise veut être «
performante
», plus elle veut s’adapter rapidement à son environnement, plus elle va demander aux individus d’évoluer rapidement. S’adapter ou périr, telle pourrait être, sous une formulation un peu grandiloquente, la ligne de conduite que doivent adopter ceux qui veulent «
survivre
».
Darwin
Ce système destructeur sur le plan humain est-il pour autant efficace sur le plan organisationnel
? À première vue, on est tenté de répondre par la négative
: comment une organisation pourrait-elle être efficace alors qu’elle «
flingue
» autant les individus ?
La réponse ne laisse pourtant aucun doute
: c’est parce qu’elle «
flingue
» les individus que l’organisation est terriblement efficace. À travers ce processus de destruction-restructuration, elle a mis en place, en son propre sein, une méthode de sélection naturelle particulièrement efficiente qui lui permet, en se délestant rapidement de tous ceux qui ne sont pas suffisamment «
évolutifs
», malléables et adaptables, de maximiser sa performance, son adaptation à l’environnement… et sa rentabilité.
Dans l’exemple ci-dessus, le fait que Sébastien et son équipe de projet aient effectué en pure perte des milliers d’heures de travail n’a, en définitive, pas une grande importance. Le principal, c’est de «
sortir
» le plus vite possible le produit le plus performant et le plus rentable, pas de récompenser, fidéliser ou conforter des collaborateurs. Si deux équipes se sont battues en interne pour réaliser le même projet, eh bien que le meilleur gagne
! Quant à l’autre, vae victis…
Mais alors, quid de l’expérience
? Le système ne risque-t-il pas d’«
éjecter
» hors de l’entreprise les collaborateurs les plus expérimentés
?
Aucune importance, ou plutôt de moins en moins d’importance. L’expérience, qui constitue un atout dans un monde stable ou à évolution lente, car elle permet de répéter des processus ou des «
tactiques
» qui ont fait leurs preuves, devient un «
boulet
» au fur et à mesure que la vitesse d’évolution s’accélère. Ce que souhaite l’entreprise, ce n’est pas conserver des «
anciens combattants
», ceux qui ont gagné les guerres économiques d’hier (même si cet «
hier
» a, tout au plus, une dizaine d’années), c’est de disposer des combattants pour gagner les guerres de demain, dans un environnement qui a totalement changé.
À ce moment-là, l’expérience n’est plus un atout. Ce qui compte, c’est l’adaptabilité et la compréhension de la nouvelle situation, non la référence à des repères qui ont disparu. Exit donc les anciens combattants quadra - et a fortiori quinqua – génaires
!
Un autre élément milite en faveur d’une «
éjection
» rapide des «
anciens combattants
»
: leur coût. Il était justifié par l’expérience. Celle-ci ayant de moins en moins de valeur, il est alors préférable d’embaucher «
deux soldats de 25
ans pour le prix d’un de 50
ans
», pour caricaturer à peine. La justification financière rejoint ici la nécessité organisationnelle.
Crésus
La finance, parlons-en justement. Nous avons souligné dans de nombreux billets (et nous ne sommes aujourd’hui pas les seuls, c’est pratiquement devenu un lien commun) la financiarisation excessive des entreprises, devenues des «
machines à générer du profit
» dont ne bénéficient que les actionnaires et une poignée de cadres dirigeants.
C’est en effet, vu de l’intérieur de l’entreprise, un symptôme de plus en plus marqué
: la coupure absolue – tant en termes de rémunération que de centres d’intérêt, de priorités, de culture, etc. – entre une équipe dirigeante, isolée non seulement du monde mais aussi de la réalité de l’entreprise, et le «
reste
»…
Dans ce contexte, l’espoir des cadres supérieurs, c’est d’accéder au «
Saint des Saints
», à une position de cadre dirigeant qui leur permettra de «
passer à la caisse
» et d’en «
récolter un max
» le plus vite possible, au cas où, au cas où la fête s’arrêterait, au cas où ils seraient éjectés de l’assiette au beurre. L’espoir des autres, de ceux qui ne pourront jamais accéder à ce type de poste, c’est de conserver leur job, de ne pas être remerciés lors de la prochaine restructuration.
Ce détachement de la «
tête
» du reste du «
corps
», son insensibilité à son corps, lui permet de prendre des décisions d’amputation sans ciller, sans souffrir. On est évidemment très loin du «
patron paternaliste
» qui considérait ses employés comme ses «
enfants
» et qui, à condition que ceux-ci soient sages et obéissants, acceptait de les «
protéger
» en échange de leur soumission.
Il ne s’agit pas ici de regretter un quelconque «
bon vieux temps
» idéalisé mais de souligner le changement radical qui s’est opéré dans la nature des rapports sociaux, conséquence logique d’une évolution vers la financiarisation, la «
boursiarisation
» des entreprises.
Cronos, Darwin, Crésus
: avec de tels «
maîtres du jeu
», le «
système TGE
» est d’une efficacité redoutable. Face à lui, les structures des États-nations ressemblent à des dinosaures, à des bizarretés d’une autre époque qui n’attendent qu’une pichenette pour s’écrouler.
C’est d’ailleurs ce qui va se passer. Nous ne reviendrons pas ici sur la liste des symptômes avant-coureurs de cette dégringolade des États-nations et vous renvoyons à la liste des billets en bas de cet article. Nous allons, dès la semaine prochaine, nous concentrer sur un autre aspect de la question
: quelles conséquences cette chute des États-nations va-t-elle avoir pour les TGE
?
Lundi
© La Lettre du Lundi 2012
Sur la dégringolade des États-nations :
Les illusions perdues
Avec nos enfants, à bord du Titanic
« Communication sécuritaire » et évolution du rôle de l’État
De Mégara à Wall Street
À vendre : Éducation nationale, mauvais état, mais fort potentiel
2050 : l’odyssée du servage
L’alpha et l’oméga
Le Second Empire
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τραγῳδία… tragôidía… tragédie
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