Lettre du Maire indigné (4), suite et fin
La fable de "L'île des naufragés" fut l'un des premiers écrits par Louis Even et demeure l'un des plus populaires pour faire comprendre la création de l'argent.
Elle montre comment une société riche en biens et valeurs physiques a besoin d'argent pour ses échanges et comment elle en vient à s'endetter inutilement.
Elle bouscule certaines idées préconçues que nous avons tous sur l'argent, les banques, la richesse et l'intérêt.
L'histoire sert d'introduction au concept de Crédit Social, mais elle peut également introduire l'écosociétalisme ou plus généralement aux moyens d'échanges alternatifs.
J'en profite pour recommander aux lecteurs anglophiles l'excellent Short Circuit: Strengthening Local Economics for Security in an Unstable World de Richard Douthwaite.
http://imago.hautetfort.com/archive/2007/02/index.html
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10. Bienveillance du banquier
Martin devine leur état d'âme, mais fait bon visage. L'impulsif François
présente le cas:
— «Comment pouvons-nous vous apporter 1080 $ quand il n'y a que 1000 $
dans toute l'île?»
— «C'est l'intérêt, mes bons amis. Est-ce que votre production n'a pas
augmenté?»
— «Oui, mais l'argent, lui, n'a pas augmenté. Or, c'est justement de l'argent
que vous réclamez, et non pas des produits. Vous seul pouvez faire de l'argent.
Or vous ne faites que 1000 $
et vous demandez 1080 $. C'est impossible!»
— «Attendez, mes amis. Les banquiers s'adaptent toujours aux conditions,
pour le plus grand bien du public... Je ne vais vous demander que l'intérêt.
Rien que 80$. Vous continuerez de garder le capital.»
— «Vous nous remettez notre dette?»
— «Non pas. Je le regrette, mais un banquier ne remet jamais
une dette. Vous me devrez encore tout l'argent prêté.
Mais vous ne me remettrez chaque année que l'intérêt, je ne vous
presserai pas pour le remboursement du capital.
Quelques-uns parmi vous peuvent devenir incapables de payer
même leur intérêt, parce que l'argent va de l'un à
l'autre. Mais organisez-vous en nation, et convenez d'un
système de collection. On appelle cela taxer. Vous taxerez
davantage ceux qui auront plus d'argent, les autres moins.
Pourvu que vous m'apportiez collectivement le total de
l'intérêt, je serai satisfait et votre nation se portera bien.»
Nos hommes se retirent, mi calmés, mi-pensifs.
11. L'extase de Martin Golden
Martin est seul. Il se recueille. Il conclut:
courrier du maire au sénateur.doc Page 17 sur 20
«Mon affaire est bonne. Bons travailleurs, ces hommes,
mais ignorants. Leur ignorance et leur crédulité font ma
force. Ils voulaient de l'argent, je leur ai passé des chaînes.
Ils m'ont couvert de fleurs pendant que je les roulais.
«Oh! grand banquier, je sens ton génie de banquier s'emparer
de mon être. Tu l'as bien dit, illustre maître: "Qu'on
m'accorde le contrôle de la monnaie d'une nation et je me fiche
de qui fait ses lois". Je suis le maître de l'Ile des
Naufragés, parce que je contrôle son système d'argent.
«Je pourrais contrôler un univers. Ce que je fais ici, moi,
Martin Golden, je puis le faire dans le monde entier. Que
je sorte un jour de cet îlot: je sais comment gouverner le monde
sans tenir de sceptre.»
Et toute la structure du système bancaire se dresse dans l'esprit
ravi de Martin.
12. Crise de vie chère
Cependant, la situation empire dans l'Île des Naufragés. La
productivité a beau augmenter, les échanges
ralentissent. Martin pompe régulièrement ses intérêts. Il faut
songer à mettre de l'argent de côté pour lui. L'argent
colle, il circule mal.
Ceux qui paient le plus de taxes crient contre les autres et
haussent leurs prix pour trouver compensation. Les plus
pauvres, qui ne paient pas de taxes, crient contre la cherté
de la vie et achètent moins.
Le moral baisse, la joie de vivre s'en va. On n'a plus de
coeur à l'ouvrage. A quoi bon? Les produits se vendent mal;
et quand ils se vendent, il faut donner des taxes pour Martin.
On se prive. C'est la crise. Et chacun accuse son voisin de
manquer de vertu et d'être la cause de la vie chère.
Un jour, Henri, réfléchissant au milieu de ses vergers,
conclut que le «progrès» apporté par le système monétaire
du banquier a tout gâté dans l'Ile. Assurément, les cinq
hommes ont leurs défauts; mais le système de Martin nourrit
tout ce qu'il y a de plus mauvais dans la nature humaine.
Henri décide de convaincre et rallier ses compagnons. Il
commence par Jacques. C'est vite fait: «Eh! dit Jacques,
je ne suis pas savant, moi; mais il y a longtemps que je le sens:
le système de ce banquier-là est plus pourri que le
fumier de mon étable du printemps dernier!»
Tous sont gagnés l'un après l'autre, et une nouvelle entrevue
avec Martin est décidée.
13. Chez le forgeur de chaînes
Ce fut une tempête chez le banquier:
— «L'argent est rare dans l'île, monsieur, parce que vous nous
l'ôtez. On vous paie, on vous paie, et on vous doit
encore autant qu'au commencement. On travaille, on fait de
plus belles terres, et nous voilà plus mal pris qu'avant
votre arrivée. Dette! Dette! Dette par-dessus la tête!»
— «Allons, mes amis, raisonnons un peu. Si vos terres sont
plus belles, c'est grâce à moi. Un bon système bancaire
est le plus bel actif d'un pays. Mais pour en profiter, il faut
garder avant tout la confiance dans le banquier. Venez à
moi comme à un père... Vous voulez d'autre argent? Très bien.
Mon baril d'or vaut bien des fois mille dollars... Tenez,
je vais hypothéquer vos nouvelles propriétés et vous prêter
un autre mille dollars tout de suite.»
— «Deux fois plus de dette? Deux fois plus d'intérêt à payer
tous les ans, sans jamais finir?»
— «Oui, mais je vous en prêterai encore, tant que vous
augmenterez votre richesse foncière; et vous ne me rendrez
jamais que l'intérêt. Vous empilerez les emprunts; vous
appellerez cela dette consolidée. Dette qui pourra grossir
d'année en année. Mais votre revenu aussi. Grâce à mes prêts,
vous développerez votre pays.»
— «Alors, plus notre travail fera l'île produire, plus notre
dette totale augmentera?»
— «Comme dans tous les pays civilisés. La dette publique
est un baromètre de la prospérité.»
14. Le loup mange les agneaux
— «C'est cela que vous appelez monnaie saine, monsieur
Martin? Une dette nationale devenue nécessaire et
impayable, ce n'est pas sain, c'est malsain.»
— «Messieurs, toute monnaie saine doit être basée sur l'or
et sortir de la banque à l'état de dette. La dette
nationale est une bonne chose: elle place; les gouvernements
sous la sagesse incarnée dans les banquiers. A titre de
banquier, je suis un flambeau de civilisation dans votre île.»
— «Monsieur Martin, nous ne sommes que des ignorants, mais
nous ne voulons point de cette civilisation-là ici.
Nous n'emprunterons plus un seul sou de vous. Monnaie saine
ou pas saine, nous ne voulons plus faire affaire avec
vous.»
— «Je regrette cette décision maladroite, messieurs. Mais si vous
rompez avec moi, j'ai vos signatures.
Remboursez-moi immédiatement tout, capital et intérêts.»
— «Mais c'est impossible, monsieur. Quand même on vous
donnerait tout l'argent de l'île, on ne serait pas quitte.»
— «Je n'y puis rien. Avez-vous signé, oui ou non? Oui? Eh bien,
en vertu de la sainteté des contrats, je saisis toutes
vos propriétés gagées, tel que convenu entre nous, au temps
où vous étiez si contents de m'avoir. Vous ne voulez pas
servir de bon gré la puissance suprême de l'argent, vous
la servirez de force. Vous continuerez à exploiter l'île, mais
pour moi et à mes conditions. Allez. Je vous passerai mes
ordres demain.»
15. Le contrôle des média
(courrier du maire au sénateur.doc Page 18 sur 20)
Comme Rothschild, Martin sait que celui qui contrôle
le système d'argent d'une nation contrôle cette nation.
Mais il sait aussi que, pour maintenir ce contrôle, il faut
entretenir le peuple dans l'ignorance et l'amuser avec
autre chose.
Martin a remarqué que, sur les cinq insulaires, deux sont
conservateurs et trois sont libéraux. Cela paraît dans les
conversations des cinq, le soir, surtout depuis qu'ils sont
devenus ses esclaves. On se chicane entre bleus et rouges.
De temps en temps, Henri, moins partisan, suggère une
force dans le peuple pour faire pression sur les
gouvernants... Force dangereuse pour toute dictature.
Martin va donc s'appliquer à envenimer leurs discordes
politiques le plus possible.
Il se sert de sa petite presse et fait paraître deux feuilles
hebdomadaires: «Le Soleil», pour les rouges; «L'Étoile»,
pour les bleus. «Le Soleil» dit en substance: Si vous n'êtes
plus les maîtres chez vous, c'est à cause de ces arriérés de
bleus, toujours collés aux gros intérêts.
«L'Étoile» dit en substance: Votre dette nationale est
l'oeuvre des maudits: rouges, toujours prêts aux aventures
politiques.
Et nos deux groupements politiques se chamaillent de plus
belle, oubliant le véritable forgeur de chaînes, le
contrôleur de l'argent, Martin.
16. Une épave précieuse
Un jour, Thomas, le prospecteur, découvre, échouée au fond
d'une anse, au bout de l'île et voilée par de hautes
herbes, une chaloupe de sauvetage, sans rame, sans autre trace
de service qu'une caisse assez bien conservée.
Il ouvre la caisse: outre du linge et quelques menus effets, son
attention s'arrête sur un livre-album en assez bon ordre, intitulé:
Première année de Vers Demain
Curieux, notre homme s'assied et ouvre ce volume. Il lit.
Il dévore. Il s'illumine:
«Mais, s'écrie-t-il, voilà ce qu'on aurait dû savoir depuis
longtemps.
«L'argent ne tire nullement sa valeur de l'or, mais des produits
que l'argent achète.
«L'argent peut être une simple comptabilité, les crédits
passant d'un compte à l'autre selon les achats et les ventes.
Le total de l'argent en rapport avec le total de la production.
«A toute augmentation de production, doit correspondre
une augmentation équivalente d'argent... Jamais d'intérêt
à payer sur l'argent naissant... Le progrès représenté, non pas
par une dette publique, mais par un dividende égal à
chacun... Les prix, ajustés au pouvoir d'achat par un coefficient
des prix. Le Crédit Social...»
Thomas n'y tient plus. Il se lève et court, avec son livre, faire
part de sa splendide découverte à ses quatre
compagnons.
17. L'argent, simple comptabilité
Et Thomas s'installe professeur:
«Voici, dit-il, ce qu'on aurait pu faire, sans le banquier,
sans or, sans signer aucune dette.
«J'ouvre un compte au nom de chacun de vous. A droite,
les crédits, ce qui ajoute au compte; à gauche, les débits,
ce qui le diminue.
«On voulait chacun 200 $ pour commencer. D'un commun
accord, décidons d'écrire 200 $ au crédit de chacun.
Chacun a tout de suite 200 $.
«François achète des produits de Paul, pour 10 $. Je retranche
10 à François, il lui reste 190. J'ajoute 10 à Paul, il
a maintenant 210.
«Jacques achète de Paul pour 8 $. Je retranche 8 à Jacques,
il garde 192. Paul, lui, monte à 218.
«Paul achète du bois de François, pour 15 $. Je retranche
15 à Paul, il garde 203; j'ajoute 15 à François, il remonte à 205.
«Et ainsi de suite; d'un compte à l'autre, tout comme des
piastres en papier vont d'une poche à l'autre.
«Si l'un de nous a besoin d'argent pour augmenter sa
production, on lui ouvre le crédit nécessaire, sans intérêt. Il
rembourse le crédit une fois la production vendue. Même
chose pour les travaux publics.
«On augmente aussi, périodiquement, les comptes de chacun
d'une somme additionnelle, sans rien ôter à personne,
en correspondance au progrès social. C'est le dividende national
L'argent est ainsi un instrument de service.
18. Désespoir du banquier
Tous ont compris. La petite nation est devenue créditiste.
Le lendemain, le banquier Martin reçoit une lettre signée
des cinq:
«Monsieur, vous nous avez endettés et exploités sans aucune
nécessité. Nous n'avons plus besoin de vous pour régir
notre système d'argent. Nous aurons désormais tout l'argent
qu'il nous faut, sans or, sans dette, sans voleur. Nous
établissons immédiatement dans l'île des Naufragés le système
du Crédit Social. Le dividende national remplacera la
dette nationale.
courrier du maire au sénateur.doc Page 19 sur 20
«Si vous tenez à votre remboursement, nous pouvons vous
remettre tout l'argent que vous avez fait pour nous, pas
plus. Vous ne pouvez réclamer ce que vous n'avez pas fait.
Martin est au désespoir. C'est son empire qui s'écroule. Les cinq
devenus créditistes, plus de mystère d'argent ou de
crédit pour eux.
«Que faire? Leur demander pardon, devenir comme l'un d'eux?
Moi, banquier, faire cela?... Non. Je vais plutôt
essayer de me passer d'eux et de vivre à l'écart.»
19. Supercherie mise à jour
Pour se protéger contre toute réclamation future possible,
nos hommes ont décidé de faire signer au banquier un
document attestant qu'il possède encore tout ce qu'il avait
en venant dans l'île.
D'où l'inventaire général: la chaloupe, la petite presse et...
le fameux baril d'or.
Il a fallu que Martin indique l'endroit, et l'on déterre le baril.
Nos hommes le sortent du trou avec beaucoup moins
de respect cette fois. Le Crédit Social leur a appris à mépriser
le fétiche or.
Le prospecteur, en soulevant le baril, trouve que pour de l'or,
ça ne pèse pas beaucoup: «Je doute fort que ce baril
soit plein d'or», dit-il.
L'impétueux François n'hésite pas plus longtemps. Un coup de
hache et le baril étale son contenu: d'or, pas une
once! Des roches — rien que de vulgaires roches sans valeur!...
Nos hommes n'en reviennent pas:
— «Dire qu'il nous a mystifiés à ce point-là, le misérable!
A-t-il fallu être gogos, aussi, pour tomber en extase
devant le seul mot OR!
— «Dire que nous lui avons gagé toutes nos propriétés pour
des bouts de papier basés sur quatre pelletées de
roches! Voleur doublé de menteur!»
— «Dire que nous nous sommes boudés et haïs les uns les autres
pendant des mois et des mois pour une
supercherie pareille! Le démon!»
A peine François avait-il levé sa hache que le banquier partait
à toutes jambes vers la forêt.
20. Adieux à l'Île des Naufragés
Nul n'a plus entendu parler de Martin depuis l'éventrement
de son baril et de sa duperie.
Mais, à quelque temps de là, un navire écarté de la route
ordinaire, ayant remarqué des signes d'habitation sur
cette île non enregistrée, a jeté l'ancre au large du rivage.
Nos hommes apprennent que le navire vogue vers l'Amérique.
Ils décident de prendre avec eux leurs effets les plus
transportables et de s'en retourner dans leur pays.
Ils tiennent, par-dessus tout, à emporter le fameux album
«Première Année de Vers Demain», qui les a tirés de la
griffe du financier Martin et qui a mis dans leur esprit
une lumière inextinguible.
Tous les cinq se promettent bien, une fois rendus dans
leur pays, de se mettre en rapport avec la direction de Vers
Demain et la belle cause du Crédit Social…… FIN
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