« Il y a de la grandeur dans la petitesse, dans les petites choses, dans la moindre chose. Il y a de la grandeur à condition qu’à l’horizon il y ait un but. »
Aimé Césaire : Discours et entretiens
Nous sommes à deux mois du cinquantième anniversaire de l’Algérie. Devant le vide sidéral actuel qui fait que les Algériennes et les Algériens se désintéressent de leur histoire partant de deux constats réalistes : il n’y a rien à attendre du côté de la puissance coloniale qui garde par-devers elle les documents et nos fragments de mémoire. Il n’y a rien à attendre aussi de la part de nos autorités qui, pendant cinquante ans, ont donné un récit laudateur qui, malheureusement, certaines fois est loin de la vérité, ce qui délégitime globalement le discours officiel. Certains se demandent s’il est possible d’écrire une histoire sereine du vivant de certains « acteurs » ou réputés tels de la guerre de Libération.
Nous allons dans les deux mois qui nous séparent résumer en huit épisodes le destin de cette Algérie dont on nous dit que la dénomination a été inventée par la France et ce faisant, devrait tout à cette France qui l’a faite jaillir du néant de l’occupation ottomane. Qu’il nous suffise de répondre que la Régence s’était portée au secours de la Révolution française en lui vendant du blé - alors que dans le même temps, les nations européennes, pour la plupart monarchiques, tournaient le dos au mieux et certaines fois la combattaient. Cette reconnaissance des révolutionnaires à l’endroit de la Régence, fut citée dans le journal de la Révolution « le Moniteur ». Elle fut d’ailleurs à la base du contentieux- les différents gouvernements ne voulant pas honorer leur dette - qui dura jusqu’en 1827, date de l’affaire de l’éventail qui devait donner prétexte à la royauté pour envahir l’Algérie.
Pour rappel, l’histoire de la créance impayée par la France pour des livraisons de blé pendant la Révolution, l’exaspération du Dey indigné par le comportement pour le moins incorrect, du consul Deval, a servi de prétexte à l’expédition. Cette dernière fut en fait, chaque fois reculée et ceci depuis le XIVe siècle (le premier bombardement d’Alger date de 1390). En fait, la plupart des nations européennes (Espagne, Angleterre, Italie) avaient, comme la France, un contentieux sans fondement, avec la Régence d’Alger. C’est le cas des Américains, qui, las de payer pendant des années un tribut à la Régence, pour garantir la libre circulation de leurs navires, vinrent faire le siège devant Alger en 1815, (Bombardement de Decatur). Les Anglais ne furent pas en reste, ils bombardèrent (flotte dirigée par lord Exmouth), Alger sans succès. Il en fut de même des Espagnols qui, après une période d’ « accalmie » de près de deux siècles, vinrent bombarder Alger (Expédition d’O’Reilly vers 1775). La créance que la France n’a pas voulu honorer, (interférence de deux commerçants juifs et d’un consul français véreux et surtout arrogant), amenèrent, comme nous l’avons écrit, le fameux incident du chasse-mouches : le prétexte à une juste réparation était enfin trouvé par la France.
Cependant, la France devait donner des gages à l’Angleterre et lui avait promis de s’en tenir à une occupation restreinte d’Alger. Cette dernière proposa d’ailleurs, de faire participer des contingents indiens musulmans (les Pakistanais !!), pour faciliter les contacts avec les Indigènes et procéder à une occupation sans histoires, puisque c’étaient des musulmans. Le projet échoua et la France parvint à faire cavalier seul, et mis à exécution un projet mûri depuis 1808, année où Napoléon 1er envoya à Alger l’espion Boutin pour faire des repérages,
La période française (1830-1962) peut à bien des égards être considérée comme la plus noire de l’histoire trois fois millénaire de l’Algérie. Pendant que le général de Bourmont, qui eut un comportement ambigu lors des guerres napoléoniennes, apposa sa signature au bas de l’engagement solennel de protéger les biens, les personnes, ainsi que le respect de leur religion, ses généraux pénétraient à la Casbah et la mettaient à sac. Le journal « le National » du 6 septembre 1830 rapporte qu’un général prit à partie un colonel et un lieutenant qui se disputaient un écrin contenant des diamants du Dey d’une valeur de trois millions. Le général faisant prévaloir son grade se l’appropria et éconduit le Dey qui le réclama par la suite. En effet, l’envahisseur a pris prétexte d’un motif anodin, l’insulte faite par le Dey à Deval, consul du Royaume de France.
Le motif réel est, le croyons-nous, fondamentalement différent. Il y a d’abord l’attrait de la rapine, en effet le trésor fabuleux du Dey était évalué selon certaines estimations à 200 millions de francs-or de l’époque. Ensuite la volonté délibérée de prosélytisme chrétien débridé présenté dès 1827 par le marquis de Clermont Tonnerre, ministre des Affaires étrangères de Louis XVIII. Enfin, une tentative de revanche sur l’histoire européenne de la France qui s’est terminée comme on le sait avec la défaite cuisante de Waterloo ne devait pas être étrangère à ces motifs qui permettaient, en définitive, de redorer un blason bien terni par la démesure napoléonienne et de donner un exutoire aux « ambitions impatientes » de la France.
L’Algérie avait tous les attributs d’un Etat au sens moderne du terme avec une monnaie, une armée, un drapeau et des frontières connues et reconnues par les puissances de l’époque. A titre d’exemple, Massinissa battait monnaie pendant que l’Europe n’avait pas encore émergé -exception faite de la Grèce et de l’Empire romain au temps historique. Il a fallu attendre, à titre d’exemple, le traité de 843 pour que l’on puisse parler pour la première fois du mot France. En effet, peu après la mort de Charlemagne, des événements majeurs marquent l’Empire carolingien : c’est en tant que dernier fils survivant de Charlemagne que Louis Ier le Pieux (ou le Débonnaire) obtient le titre d’empereur d’Occident en 814. En 840, Louis le Pieux meurt, laissant derrière lui une succession qui s’annonce délicate. Pépin d’Aquitaine, second fils de l’empereur, mourut en 838. A la mort de Louis le Débonnaire, l’Empire est donc partagé entre ses trois autres fils : Louis le Germanique, Lothaire et Charles le Chauve. En 843, le partage est finalement décidé à Verdun : Lothaire reçoit la Francie médiane, de la mer du Nord à l’Italie, il garde le titre d’empereur. Louis le Germanique reçoit la Francie orientale ou Germanie (la future Allemagne). Charles le Chauve reçoit la Francie occidentale (la future France). Comme tous les pays, la France s’est inventée des mythes fondateurs qui lui ont permis d’asseoir une identité historique
Il en est de même de l’Algérie qui eut aussi un parcours épique allant des premières lueurs de la civilisation au Maghreb après d’abord l’avènement de Mechta el Arbi, l’homme de Tifernine près de Mascara il y a 1,7 million d’années (cf, les fouilles d’Arembourg) ce fut la préhistoire riche à travers toute l’Algérie qui est elle-même un musée à ciel ouvert et que les Algériennes et Algériens ne connaissent pas ; il y eut ensuite l’avènement de la dynastie des royaumes berbères qui auraient débuté au Xe siècle avant Jésus Christ- Un roi berbère, Shshnaq ou Sheshonq, se serait installé sur le trône d’Egypte et aurait fondé la XXIIe dynastie. Ce qui explique la date du calendrier amazigh (2760). Ce fut ensuite la venue des Phéniciens et du judaïsme, des Romains avec, dit-on, aussi l’avènement d’une Eglise maghrébine apostolique avec mise en place de plusieurs centaines d’évêchés suite au donatisme qui s’est rebellé contre l’Eglise officielle représentée par saint Augustin ; ce fut enfin l’avènement des conquérants arabes véhiculant l’Islam. Qui permit durablement et après moult convulsions de conquérir les coeurs par le message divin.
Plusieurs dynasties virent le jour dans ce qui était alors le Maghreb. Les Mouahidines, les Mourabitines, les Hammadites, les Zianides les Hafisdes et les Mérinides du XIIIe au XVe siècle. La Reconquista espagnole amena le reflux des royaumes arabes d’Espagne vers le Maghreb, -Chute de Grenade le 6 janvier 1492- et aussi l’occupation de quelques villes algériennes à partir de 1509 (Oran) puis Alger, Béjaïa Djidjel. La venue d’Arroudj et Khair-Eddine Barberousse sauva le Royaume d’Alger, continuateur des dynasties précédentes du Maghreb central. Leur venue sauva aussi le Maghreb d’une christianisation effrénée mise en place par le cardinal Cisneros, ancien inquisiteur de la cour d’Espagne. C’est justement Khair Eddine Barberousse qui donna à l’Algérie - appelée alors Régence d’Alger- les frontières Est et Ouest actuelles.
Pendant toute la période historique, l’Algérie s’était fait signaler par ses hommes de lettres et ses hommes de religion qui furent à bien des égards des marqueurs identitaires. Il y avait une université il y a vingt siècles à Mdaourouch. (Madaure) Apulée y étudia et y enseigna. Il écrivit sa fameuse pièce - l’Ane d’or - qui dit-on est le prélude au théâtre universel. Béjaïa, Tlemcen Constantine, Miliana, étaient des centres de rayonnement. Ibn Khaldoun, le père de la sociologie universelle écrivit « La Moqquadima »à Takdempt (Tiaret), Al Ghobrini nous dit qu’il y avait cent savants à Béjaïa au XVe siècle - ounouane adhiraya an machaïkh Bejaïa » « Galerie des cent savants de Béjaïa. Pendant ce temps, l’Europe était encore en pleines ténèbres de la pensée. Nous voilà aux portes de 1830 ! Dans les prochains écrits et tout au long des semaines d’ici le 5 juillet, nous tenterons de décrire ce que fut réellement la colonisation. Nous ne serons pas ingrats envers ceux qui ont aidé l’Algérie, je veux notamment citer l’abnégation des instituteurs et des médecins qui ont bravé l’ordre colonial pour venir à nous et nous assister dans notre douleur.
Nous sommes, en tant qu’Algériens, conduits à penser que le pouvoir colonial a eu un comportement criminel en Algérie. Les sirènes qui nous demandent de passer l’éponge devraient lire l’histoire. Le moment est venu pour que la France reconnaisse les crimes perpétrés en son nom en Algérie qui ne peut effacer d’un trait de plume les atrocités endurées par son peuple humilié et brimé durant 132 ans. L’opinion française admet que l’on puisse rechercher des criminels nazis 70 ans après les faits, poursuivis par les juifs, le dernier en date, Victor Demanjuk, jugé grabataire à l’âge de 91 ans et qui vient de mourir.
Cette même opinion qui reconnaît la responsabilité de l’Etat français dans la déportation de 15 000 juifs nie au nom du droit du plus fort sa responsabilité dans la clochardisation-selon le mot de Germaine Tillon- de la société algérienne pendant 130 ans. Cette même opinion qui, à l’instar de Lionel Jospin-unanimisme gauche droite- a parlé d’un solde de tout compte avec l’indépendance. Aux oubliettes, les terreurs, les millions de morts dont un million durant la guerre de Libération ? Pour cette présentation, nous allons résumer les principaux chapitres. Après la description de l’invasion en insistant principalement dans le cadre de cette étude sur l’étouffement de la connaissance et l’attaque systématique de la religion, notamment en détruisant ou en convertissant des mosquées et en tarissant les financements par les habous et les fondations pieuses. Nous allons montrer dans cet essai le vrai visage de la colonisation en décrivant les méthodes des militaires des Saint Arnaud qui avait, comme l’écrit si bien Victor Hugo, « les états de service d’un chacal »
Nous parlerons de tous les tortionnaires qui, pendant 132 ans et jusqu’à la veille de l’Indépendance, ont torturé, avili et spolié le peuple algérien. Nous n’oublierons pas aussi de citer tous les intellectuels, voire les sommités qui ont cautionné sans état d’âme l’invasion et la mise en coupe réglée, notamment Tocqueville, Lamartine, tous les auteurs prestigieux pour qui le calvaire de l’Algérie était nécessaire s’il devait contribuer au rayonnement de la France ; nous citerons les positions humanistes de tous les Victor Hugo, les Flaubert, Dumas et tant d’autres notamment, Emile Zola pour qui le sort du capitaine Dreyfus méritait tous les engagements dans son célèbre « J’accuse ». Point d’accusation concernant les meurtres, la politique du fer et du sang des hordes de l’armée française.
Cependant, à côté des Rovigo, Bugeaud et autres Desmichels, il nous faut citer tous ceux qui ont tenté d’alléger le malheur des Algériens aussi bien dans le corps enseignant que dans le corps médical. Nous terminerons enfin par rendre hommage à tous ces Français anonymes qui ont combattu pour la cause de la liberté du peuple algérien... Ces Français, à l’image de Fanon, Janson, Curiel Timsit, Audin, Yveton, Chaulet, et tant d’autres qui ont bravé les interdits pour épouser la cause du peuple algérien. L’Algérie honore tous ceux qui lui ont permis de combattre la nuit coloniale. A travers ce plaidoyer, nous mettrons en exergue le livre noir de la colonisation en Algérie et tenterons de prouver honnêtement ce que fut l’oeuvre positive de la colonisation en Algérie.
Nous allons, enfin, tenter d’évaluer ce que furent les crimes de l’armée d’Afrique puis du pouvoir colonial puis enfin de l’armée française pendant 132 ans en faisant le décompte de tous les morts de cette tragédie qui a commencé un matin de 1830. Nous allons, en définitive, décrire le « Livre noir de la colonisation » en rapportant en honnêtes courtiers tous les méfaits mais aussi en témoignant de tous ceux, notamment parmi le corps enseignant, qui ont pris leur métier à coeur et n’ont pas fait de discrimination pour les rares indigènes à qui on avait permis l’école à doses homéopathiques.
Ce plaidoyer pour une histoire apaisée contribuera, nous l’espérons, à une meilleure perception de l’histoire et cet anniversaire sera pour nous un moment de ressourcement sans haine ni esprit de vengeance, c’est aussi, nous l’espérons, une main tendue à tous ceux de l’autre côté de la Méditerranée qui acceptent enfin de comprendre que la colonisation ne fut pas une oeuvre positive et qu’un chemin est possible pour un avenir fait d’amitié si une reconnaissance des faits était assumée et qu’Algériens et Français s’apprécient avec une égale dignité.
Professeur Chems eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
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