Dans ses «Mémoires de guerre», de Gaulle nous rend compte de son entretien avec Roosevelt en juillet 1944 à Washington. Au cours de cette conversation, Roosevelt fit part de ses réflexions stratégiques pour le «monde» après la Seconde Guerre mondiale. La vision de Roosevelt apparut à de Gaulle comme une menace pour l’Europe et en particulier pour la France. De Gaulle écrit ceci: «C’est un système permanent d’intervention qu’il entend instituer de par la loi internationale. Dans sa pensée, un directoire à quatre: Amérique, Russie soviétique, Chine, Grande-Bretagne, réglera les problèmes de l’univers. Un parlement des Nations Unies donnera un aspect démocratique à ce pouvoir des ‹quatre grands›. Mais, à moins de livrer à la discrétion des trois autres la quasi-totalité de la terre, une telle organisation devra, selon lui, impliquer l’installation de la force américaine sur des bases réparties dans toutes les régions du monde et dont certaines seront choisies en territoire français. Roosevelt compte ainsi attirer les Soviets dans un ensemble qui contiendra leurs ambitions et où l’Amérique pourra rassembler sa clientèle. Parmi «les quatre», il sait, en effet, que la Chine de Tchang Kaï-chek a besoin de son concours et que les Britanniques, sauf à perdre leurs dominions, doivent se plier à sa politique. Quant à la foule des moyens et petits Etats, il sera en mesure d’agir sur eux par l’assistance. Enfin, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’appui offert par Washington, l’existence des bases américaines, vont susciter, en Afrique, en Asie, en Australie, des souverainetés nouvelles qui accroîtront le nombre des obligés des Etats-Unis. Dans une pareille perspective, les questions propres à l’Europe … lui font l’effet d’être accessoires.»25
De Gaulle reconnut dans ces projets une «volonté de puissance» et le désir de dominer l’Europe. Il fit valoir que cela risquait «de mettre en péril l’Occident. En tenant l’Europe de l’Ouest pour secondaire, ne va-t-il pas affaiblir la cause qu’il entend servir: celle de la civilisation?» […] «C’est, dis-je au président Roosevelt, l’Occident qu’il faut redresser. S’il se retrouve, le reste du monde, bon gré mal gré, le prendra pour modèle. S’il décline, la barbarie finira par tout balayer. Or, l’Europe de l’Ouest, en dépit de ses déchirements, est essentielle à l’Occident. Rien n’y remplacerait la valeur, la puissance, le rayonnement des peuples anciens.»26
Ensuite Roosevelt se dit très déçu que le peuple français ait cédé aux nazis. De Gaulle, en homme poli, ne rétorqua pas mais il aurait aimé lui «rappeler combien l’isolement volontaire de l’Amérique avait compté dans notre découragement après la Première Guerre mondiale». Il aurait également aimé lui faire observer à quel point son attitude vis-à-vis du général de Gaulle et de la France combattante avait contribué, en misant sur le régime de Vichy, à «maintenir dans l’attentisme une grande partie de notre élite». Ce passage des «Mémoires de guerre» nous fait très bien comprendre que de Gaulle jugeait la «déception» de Roosevelt hypocrite. Il le quitta, persuadé que «dans les affaires entre Etats, la logique et le sentiment ne pèsent pas lourd en comparaison des réalités de la puissance; que ce qui importe c’est ce que l’on prend et ce que l’on sait tenir; que la France, pour retrouver sa place, ne doit compter que sur elle-même».27