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000
fonctionnaires à la trappe, la retraite à 66
ans, la TVA augmentée de 2,5
points, les prestations sociales «
sérieusement revues à la baisse
», tel est le plan d’austérité sans précédent concocté par le gouvernement conservateur Cameron afin de rééquilibrer les comptes publics du Royaume-Uni d’ici
2015. Derrière les «
bonnes intentions
» et les raisons officielles avancées par George Osborne, le ministre des Finances britannique, quel est le dessous des cartes de ce scénario
?
En sabrant ainsi dans les dépenses de l’État, le gouvernement Cameron veut avant tout «
rassurer les marchés
» ou, en d’autres termes, satisfaire le lobby de la City qui n’a aujourd’hui qu’une seule crainte
: que la crise de confiance qui va bientôt affecter le dollar ne se répercute sur la livre sterling, donc sur l’activité de la City.
En «
cajolant
» ainsi le lobby financier, Londres espère non seulement éviter le pire mais également attirer au Royaume-Uni l’activité de Wall Street où règnera une odeur de soufre quand le dollar plongera. Le malheur des uns pourrait bien faire le bonheur des autres, en tout cas des habitués de Old Broad Street où se trouve le London Stock Exchange.
Que cette politique ait pour conséquence immédiate une paupérisation accélérée de centaines de milliers de Britanniques est, pour Cameron et son équipe, dans l’ordre des choses
: quand on a pour père un agent de change millionnaire, que l’on a suivi ses études à Eton et épousé une fille de l’aristocratie, on considère qu’une forte inégalité structurelle entre classes sociales est non seulement inévitable mais souhaitable. Après tout, au XIXe
siècle, l’Empire britannique tirait une partie de sa puissance d’une énergie abondante et bon marché, obtenue en faisant travailler des enfants de 10
ans dans les mines de charbon. Que leurs héritiers travaillent jusqu’à 66 ans et ne bénéficient que d’une couverture sociale au rabais n’est, pour un Tory qui se respecte, qu’un inconvénient mineur.
La feuille de route du lobby financier
Dans l’élaboration de leur scénario, Osborne et Cameron n’ont fait que suivre les recommandations d’un rapport publié début octobre par Standard & Poors, qui n’a bénéficié d’aucune couverture médiatique. Intitulé Global Aging 2010: An Irreversible Truth, sa lecture est particulièrement instructive.
Rappelons tout d’abord ce qu’est Standard & Poors (S&P)
: société de «
services financiers
», elle publie des rapports sur les sociétés cotées en Bourse et les États, en les notant à l’aide de plusieurs critères. Sur la base de ces rapports, les investisseurs financiers (banques, fonds d’investissement, caisses de retraite privées, etc.) décident d’acheter telle action ou telle obligation, ou de prêter (ou non) à tel État à tel taux d’intérêt. D’une certaine manière, S&P est un «
poisson-pilote
» du système capitaliste, orientant les capitalistes (au sens premier du terme
: ceux qui détiennent des capitaux) vers les investissements les plus rentables.
Le rapport précité a pour objectif d’indiquer quelles vont être les conséquences sur les finances des États du vieillissement de la population d’ici
2050. Ceux-ci doivent en effet, en totalité ou en partie, supporter une triple charge
: les retraites, les dépenses de santé liées au vieillissement, les autres charges (dépendance, etc.) entraînées par le vieillissement.
S&P a bâti plusieurs scénarios, prenant en compte différentes hypothèses dans les pays concernés. Tous sont plus ou moins catastrophiques et montrent que, s’ils continuent sur la même voie, les États occidentaux (mais pas seulement eux…) seront en faillite entre 2030 et 2050. Pour plus de détails, nous vous renvoyons au texte intégral du rapport (en langue anglaise)
; dans le cadre de ce billet, nous nous intéresserons avant tout à ses conclusions et «
recommandations
»
:
« Sur la base de notre étude, nous pensons que les gouvernements peuvent résoudre les futurs déséquilibres de trois manières
:
• à l’aide de réformes structurelles ayant pour objectif d’augmenter le niveau d’emploi des travailleurs âgés et d’augmenter le potentiel de croissance économique
;
• en équilibrant dès que possible leurs budgets
;
• en réformant en profondeur leurs systèmes de Sécurité sociale et de santé publique, dans des proportions allant bien au-delà des initiatives menées jusqu’à présent. »
Si l’on considère ces «
recommandations
» plus en détail, le lobby financier dont S&P se fait le porte-parole dans cette étude fixe deux objectifs concrets aux États
:
• un budget en équilibre à compter de
2016
;
• et, à compter de la même date, la mise en place d’une législation qui «
limitera totalement les dépenses liées au vieillissement de la population
».
Le couteau sous la gorge
Les mesures prises par le gouvernement de Cameron ne sont donc que la première étape de ce qui attend les Britanniques. À partir de
2015, il n’y aura pas un penny de plus pour le système de santé public, quel que soit l’état de santé de la population, notamment des seniors.
«
Cela ne concerne que les Anglais
», pourrait-on se dire. Pas du tout, évidemment. C’est à tous les États que le lobby financier vient de fixer des objectifs
: s’ils n’obtempèrent pas, leur «
note
» sera «
dégradée
» et ils ne pourront plus emprunter sur les marchés financiers au taux qui leur est actuellement consenti, voire plus emprunter du tout.
La mise en faillite d’États par le lobby de la bancassurance n’est donc plus une hypothèse d’école. Certains d’entre eux, États fédérés américains ou États de petite taille comme l’Islande ou la Grèce, ont déjà dangereusement flirté avec ce scénario. Gageons que, dans les 20 ou 40
prochaines années, les banques mettront une menace de ce type à exécution, sans doute à l’encontre d’un État de taille petite ou moyenne, afin de «
faire réfléchir les autres
»…
Les conséquences pour nous, les citoyens
? Elles sont très simples
: soit vous faites partie des 1 à 5
% de la population disposant des revenus les plus élevés et vous avez les moyens de vous payer une très bonne assurance qui couvrira complètement vos frais de santé, complètera votre retraite… soit vous appartenez au Tiers-état et, dans ce cas, n’espérez pas vivre trop longtemps ou dans de bonnes conditions si vous avez un sérieux ennui de santé.
Avec un tel «
couteau sous la gorge
», un boulevard s’ouvre pour les sociétés de bancassurance qui vont proposer des formules de couverture en tout genre afin de pallier les manques toujours croissants d’un système public de santé et de protection sociale qui ne cessera de se dégrader. En fonction du montant que vous paierez, vous aurez droit à telle ou telle catégorie d’hôpital ou de clinique, telle ou telle catégorie de soins, tel ou tel traitement. Et si vous n’êtes pas «
couvert
», il vous restera l’hospice public, refuge des miséreux et des indigents…
Nous allons donc très probablement assister à une étape supplémentaire vers la privatisation de pans entiers de l’activité humaine
: comme l’armée (voir notre billet, De Mégara à Wall Street), l’enseignement (voir le billet de Jean-Paul Brighelli, À vendre
: Éducation nationale, mauvais état, mais fort potentiel), la santé et la protection sociale sont bien évidemment concernées.
Cette évolution va évidemment creuser un peu plus le gouffre qui sépare les plus riches… des autres
: différences abyssales de niveau de vie, mais aussi écarts sans cesse croissants dans l’espérance de vie et l’état de santé. Dis-moi quelle police d’assurance te couvre, je te dirai combien de temps tu vivras.
La grenouille française
Placez une grenouille dans une casserole d’eau froide et portez-la lentement à ébullition. La grenouille va s’habituer progressivement à cette augmentation de température avant de crever, ébouillantée, sans avoir eu le réflexe ou la «
présence d’esprit
» de sauter hors de la casserole (réflexe qu’elle aurait eu si on l’avait plongée directement dans l’eau bouillante).
Le peuple français est aujourd’hui dans la situation de cette grenouille. Le récent épisode des retraites a permis de faire monter la température de quelques degrés dans la casserole. Bien sûr, de doucereux docteurs, comme Fillon ou Coppé, tentent de nous rassurer ou de nous anesthésier en nous susurrant que «
c’est pour notre bien
», qu’«
il n’y a pas d’autre solution
», que «
c’est une solution raisonnable
», alors qu’un Sarkozy, tempérament de psychopathe oblige, préfère tonner et menacer.
Mais au fond, peu importe la méthode. Le seul chemin qu’un Sarkozy, un Strauss-Kahn… et beaucoup d’autres veulent nous faire emprunter est celui de la résignation. Pas un seul homme politique d’envergure n’ose évoquer un scénario peu ou prou identique à celui que nous avons envisagé dans notre billet Fourches caudines ou tango argentin
? Pas un seul homme politique d’envergure n’ose aborder la question de la répartition globale de la richesse dans ce pays, préférant «
traiter
» les problèmes un par un afin que nous nous résignions peu à peu, insensiblement, à ce qui nous est présenté comme inéluctable
: céder aujourd’hui sur le système de retraites, demain sur les prestations sociales (voir en ce sens notre billet À la Une et les déclarations de Florence Parisot), puis sur la santé, puis sur l’éducation, puis sur l’armée et la police, puis sur la justice… puis c’en sera fini. Ce jour-là, de citoyens, nous serons vraiment devenus des serfs.
Lundi
© La Lettre du Lundi 2010
http://lalettredulundi.fr/2010/10/30/2050-lodyssee-du-servage/